3. Les caractéristiques du gascon dans l'ensemble occitan
Certains ont douté, doutent encore, que le gascon soit classable dans l'ensemble occitan: pour eux, il constituerait une langue à part. Il est vrai que ce dialecte possède des traits originaux que l’on ne retrouve dans aucun autre dialecte, et qui en font un idiome de transition entre le sud-occitan (languedocien et provençal) et l’ibéro-roman. Cependant, la pratique de la Renaissance félibréenne et occitaniste a ancré le gascon dans la communauté linguistique d’oc; par ailleurs, l’éminent linguiste Pierre Bec a proposé de reconnaître un groupe occitano-roman regroupant l’occitan (gascon y compris) et le catalan (1).
Voyons donc ici quels sont les traits caractéristiques du gascon, sur les plans phonétique, morphologique et syntaxique.
Particularités phonétiques
Voyons d'abord les traits que le gascon ne partage avec aucun autre dialecte occitan.
Les particularités phonétiques propres au gascon
- F > H: le F latin a été remplacé par une aspiration. Ex.: FILIA > hilha "fille". Devant une consonne, cette aspiration s’est amuïe: FRIGIDU > hred [ret] "froid", ou, plus souvent, donne lieu à des réalisations diverses: hred > hered, hruta > heruta (Luchon), hregar > heregar "frotter; frayer" (vers Lannemezan); hlagèth > eslagèth "fléau" (2), INFLARE > en·hlar "enfler" ou ADFLARE > aholar (en Bigorre). Parfois, le f a été rétabli: hresc "frais" remplacé par fresc ou hlor "fleur" remplacé par flor (ou par eslor). On trouve une évolution semblable en castillan.
- - LL > TH en finale de mot, R à l’intervocalique. En position finale, le LL aboutit d’abord à un t "mouillé" ([c]) : BELLU > bèth [bɛc] "beau", grith "grillon", castèth "château"; ce phonème [c] évolue généralement, et se simplifie en [t], ou se renforce en [ʧ]: [bɛt], [bɛʧ]. En position intervocalique, on a: BELLA > bèra "belle". Par une évolution plus récente (latinismes médiévaux), on a parfois LL > LH, que ce soit en finale ou à l’intervocalique: cristalh "cristal", nulh "nul" (pronom indéfini de l’ancien gascon), bulhir ("bouillir", nord-gascon), vassalh "vassal" (< VASSALLU).
- Chute du N intervocalique du latin: LUNA > lua "lune", mais il subsiste dans certains parlers une nasalisation de la voyelle qui précède: [ˈlỹɔ]. Il arrive souvent que cette nasalisation, placée entre deux voyelles, aboutisse à [ɳ]: cf. piadar ou pinhadar "pineraie", mosca caïsca ou mosca canhisca "mouche du chien"; menha, forme locale du possessif mea; cua ou cunhèra "berceau"; averaèr ou averanhèr "noisetier", granhar (> grainar) "récolter le grain", et la prononciation de un aute ("un autre"): [uˈŋaute], voire [ˈɲaute]. Il arrive aussi que la seconde voyelle disparaisse en finale: lan [lã] "laine", hontan "fontaine", averan "noisette", THIANA > sian "tante". Ce n se conserve dans les parlers gascons de la Gironde et des régions limitrophes du languedocien: luna. Le n est souvent rétabli sous diverses influences (latin, français, castillan...): cadena "chaîne" - mais cadea subsiste en Haut-Adour (Filadèlfa de Gèrda, Eths crits, où l’on trouve aussi une forme planha "plaine"), lesena vs. lésia "alêne". Le gascon partage cette évolution avec le portugais et le basque (3).
- R > ARR à l’initiale: ROTA > arròda "roue", RIDERE > arríder "rire". Ce phénomène est plus ou moins marqué selon les régions et atteint son maximum de fréquence en gascon pyrénéen, de la vallée du Haut-Adour à Luchon. Il se rencontre également, quoique avec une moindre fréquence, en castillan et en catalan; en basque, R initial > ERR.
- Les groupes de consonnes MB et ND passent à M et N: CAMBA > cama "jambe", VENDERE > véner "vendre". Le gascon partage cette évolution avec le castillan et le catalan.
- Les groupes [kw] et [ɡw] se conservent devant a: QUATTUOR > quate [ˈkwate] "quatre", GUARDARE > guardar [ɡwarˈða] "garder". En syllabe post-tonique, ils ont tendance à se simplifier en [k] et [ɡ]: AQUA > aiga « eau » . Certains parlers vivaro-alpins présentent le même phénomène de conservatisme, courant en castillan, en catalan, en portugais et en italien.
- Le groupe IS > ISH, lorsqu’il résulte de l’évolution des groupes latins [sk], [ks], [sj] et [ps]: PISCE > peish "poisson", BASSIARE > baishar "baisser", CAPSA > caisha "caisse". Certains parlers languedociens , en Haute-Garonne, dans l’Ariège et dans l’Aude, partagent la même évolution, mais ne la notent généralement pas à l’écrit: on a alors créisser [ˈkrejʃe]. En gascon, l’évolution va plus loin puisque dans la plupart des parlers, la diphtongue disparaît dans la prononciation: créisher [ˈkreʃe] (4).
- Les groupes occlusive + R se simplifient en finale: ALTERU > aute "autre", LIBRU > libe "livre". On a aussi les formes nere, negue pour negre, viague "vinaigre" en Chalosse. Cette évolution existe en basque, où elle est plus étendue: LIBRU > liburu "livre", PLANU > lau "plaine".
(1) Pierre Bec distingue plus précisément trois langues dans ce groupe occitano-roman: l’occitan stricto sensu, le gascon et le catalan, mais affirme également que le gascon, "ne serait-ce que par sa situation socioculturelle dans l’hexagone français", est "entraîné impérativement dans le sillage et le dynamisme de la reconquête occitane dans son ensemble" (cité par Thomas Field in Présent et passé de la langue de Gascogne, communication au VIIIe Congrès de l’A.I.E.O. tenu à Bordeaux en 2005). Thomas Field a dans cet article la même conclusion formulée en d’autres termes: "Une approche qui privilégie le gascon dans le Sud-Ouest mais qui place ce gascon dans un contexte "occitan" nous semble ce qu’il y a de plus prometteur pour la langue et – peut-être plus important – de plus utile aux jeunes, qui s’ouvrent ainsi à un univers culturel et littéraire riche et varié."
(2) Romieu & Bianchi, en accord avec ce qu’avaient prévu Alibert, Bec & Bouzet (L’application de la réforme linguistique occitane au gascon, I.E.O., 1952), affirment que "quau que sia la prononciacion deu mot, la soa ortografia ne càmbia pas". Toutefois, l’usage qui prévaut est d’écrire eslagèth, hered. C’est même indispensable en poésie: dans le poème Flor de la prada de Narcisse Laborde, par exemple, il manquerait un pied au vers si on écrivait passa en hlor au lieu de passa en eslor.
(3) avec le basque: tant pour les mots empruntés au latin que pour les mots directement issus du proto-basque.
(4) Elle se maintient en vallée d'Aspe et en Couserans.