Différences entre les versions de « 4. L'origine des particularités phonétiques du gascon »
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Que conclure de cette comparaison entre quelques points de l’évolution phonétique qui mène du latin au gascon, et celle qui va du latin (mais aussi du proto-basque) au basque? Ce sont plus d'une fois les mêmes phonèmes, ou groupes de phonèmes, qui sont concernés, mais on constate chaque fois que des évolutions identiques ou analogues se rencontrent dans des langues ibéro-romanes. Ainsi, dans le premier cas (évolutions identiques), le troisième point concerne-t-il également le castillan, le quatrième point le castillan et le cinquième le catalan et le castillan; pour le second cas (évolutions analogues), le premier point rapproche le gascon du castillan davantage que du basque, le second point concerne à la fois le gascon, le basque, le castillan, le catalan et le portugais, et le septième point rapproche davantage le basque du castillan et du portugais que du gascon. Quant au sixième point (inexistence du [v]), il concerne à la fois le basque, le castillan, partiellement le catalan, l’aragonais, le gascon, le languedocien et le haut-auvergnat. | Que conclure de cette comparaison entre quelques points de l’évolution phonétique qui mène du latin au gascon, et celle qui va du latin (mais aussi du proto-basque) au basque? Ce sont plus d'une fois les mêmes phonèmes, ou groupes de phonèmes, qui sont concernés, mais on constate chaque fois que des évolutions identiques ou analogues se rencontrent dans des langues ibéro-romanes. Ainsi, dans le premier cas (évolutions identiques), le troisième point concerne-t-il également le castillan, le quatrième point le castillan et le cinquième le catalan et le castillan; pour le second cas (évolutions analogues), le premier point rapproche le gascon du castillan davantage que du basque, le second point concerne à la fois le gascon, le basque, le castillan, le catalan et le portugais, et le septième point rapproche davantage le basque du castillan et du portugais que du gascon. Quant au sixième point (inexistence du [v]), il concerne à la fois le basque, le castillan, partiellement le catalan, l’aragonais, le gascon, le languedocien et le haut-auvergnat. | ||
== Datation des particularités phonétiques du gascon et substrat proto-basque == | |||
=== L'ancienneté des particularités phonétiques du gascon === | |||
Dans un article qui a fait du bruit dans le petit monde des études gasconnes (8), | |||
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(7) Le symbole ''N'' représente un ''''n'' fort''. | (7) Le symbole ''N'' représente un ''''n'' fort''. | ||
(8) ''Notes sur l'âge du (proto)gascon'', ''in'' ''Revue des langues romanes'', 2002. |
Version du 9 décembre 2019 à 14:21
Les particularités du gascon, du moins de ses particularités phonétiques, sont ordinairement mises sur le compte du substrat, c’est-à-dire que la langue parlée en Gascogne antérieurement à l’arrivée des Romains – c’est ce qu’on appelle le substrat – aurait exercé une influence telle qu’elle expliquerait l’évolution locale du latin vers ce qui devait devenir le gascon (1). Depuis César, nous savons que les peuples qui habitaient le territoire de ce qui devait devenir la Gascogne, les Aquitains, différaient des autres Gaulois par la langue, les coutumes et les lois (2).
Mais quelle langue – ou quelles langues? – parlaient les Aquitains? On estime généralement que les Aquitains parlaient une langue qui s’identifiait au proto-basque, l’ancêtre du basque actuel: les Gascons seraient, pour ainsi dire, des Basques latinisés. Le linguiste Jacques Allières, entre autres, entendait démontrer cette thèse en donnant la liste de "traits par lesquels les parlers gascons se distinguent des parlers languedociens qui les bordent".
Comparaison des évolutions phonétiques: le gascon, le basque, les langues ibéro-romanes
Encore conviendrait-il de comparer ces traits avec ceux que présente l’évolution phonétique des nombreux mots que le basque a empruntés au latin, mais aussi (ce qu’Allières ne fait pas) celle du latin à d’autres langues romanes, notamment celles proches du domaine gascon: les langues ibéro-romanes. Examinons donc l’évolution phonétique des emprunts latins en basque, et cherchons à chaque fois des évolutions semblables du latin aux langues ibéro-romanes (3) (4):
- F > p: le F latin aboutit en basque à l’occlusive bilabiale sourde [p]. Ex.: FAGU > pago "hêtre". Dans d’autres cas, comme FLORE > lore "fleur", on serait tenté de penser à une forme intermédiaire [hlore] suivie de la chute de l’aspiration, mais il est beaucoup plus probable que l’on ait eu l’évolution FLORE > [plore] > lore avec chute de l’occlusive devant la liquide (cf. infra). En fait, le F latin n’aboutit que très rarement à h en basque, et parfois, de manière très marginale, sous l’influence du gascon (5). Par contre, on a F > h en castillan: FACERE > hacer "faire", et F > f en aragonais: FERRU fierro "fer". Les tenants de l'explication par le substrat proto-basque insistent pourtant sur le fait que celui-ci existait aussi au moins dans le haut-Aragon.
- En ce qui concerne l’évolution du LL latin, on ne le rencontre jamais en finale, le basque conservant toutes les voyelles finales du latin tardif parlé. À l’intervocalique, ce LL aboutit à un [l] simple: CELLA > gela "chambre ", alors que le L simple latin aboutit, lui, à un [r]: VOLUNTATE > borondate "volonté". Le basque et le gascon présentent donc ici des évolutions opposées. Certes, ils ont en commun de maintenir l’opposition entre l simple et l géminée du latin, mais il en va de même dans les langues ibéro-romanes: HAC ILLU, HAC ILLA > aquell, aquella en catalan face à *VOLERE > voler; en castillan, cette opposition disparaît en finale (aquel) mais réapparaît à l’intervocalique (aquella) face à ALA > ala "aile "; le portugais résout d’une manière encore différente le problème, par l’évolution LL > [l] (aquele, aquela) et la chute du L intervocalique (VOLUNTATE > vontade), ce qui maintient ici aussi l’opposition l simple / l géminée du latin. D’autre part, Jean Bouzet nous apprend (6) qu’il existe au sud-ouest des Asturies une évolution LL intervocalique du latin > [ʧ]: BELLU > [ˈbeʧu], VALLE > [ˈbaʧe]. Voilà le pendant exact du TH gascon, que nous n’avions pas rencontré en basque, et que nous trouvons dans une partie du domaine de l’asturien, dont, que nous sachions, ne s'est pas formé sur un substrat proto-basque.
- La chute du N intervocalique des mots latins a bien lieu en basque: CORONA > koroa "couronne". Parfois, afin d’éviter un hiatus, elle aboutit à une aspiration: ANATE > ahate "canard", HONORE > ohore "honneur". Le portugais présente le même phénomène de chute du N intervocalique latin: lua "lune", coroa "couronne". Il s’agit en fait, comme pour le L, du maintien de l’opposition entre n simple et n géminée: on a PANNELLU > gc. panèth avec maintien du n, comme on a le basque enara "hirondelle", d’un proto-basque *eNala (7). Cette opposition est maintenue en castillan et en catalan: le castillan a ainsi LANA > lana « laine » face à PANNU > paño "drap", le catalan LANA > llana face à PANNU > pany "pan de chemise".
- R initial > err en basque: REGE > errege "roi"; on a parfois R > arr, voire R > irr. Il s’agit, comme pour le gascon, d’un phénomène de prothèse vocalique devant r initial, mais le castillan et le catalan connaissent la même évolution, de façon moins systématique: RADICARI > arraigar "prendre racine". Il y a donc similitude, mais non identité entre le traitement du R initial latin en basque et en gascon.
- Les groupes MB et ND passent à m et n en basque: CONVITATU > [gombidatu] > gomitatu "convier", mais nous avons vu que le catalan, et partiellement le castillan, présentent la même évolution (voir [[1]]).
- Les groupes BR et TR du latin perdent leur r en basque comme en gascon, mais au-delà, en basque, ce sont de manière générale les groupes occlusive + liquide qui disparaissent en basque, soit par insertion d’une voyelle entre l’occlusive et la liquide (LIBRU > liburu "livre"), soit, à l’initiale, par chute de l’occlusive (PLANU > lau "plaine"). On a vu qu’en gascon ce phénomène le se présente en syllabe post-tonique: LIBRU > libe. Or, le castillan et le portugais ne conservent pas non plus, à l’initiale, les groupes latins CL et PL: PLENU > castillan lleno, portugais cheio "plein", CLAVE > castillan llave, portugais chave "clé", alors que le gascon a pour seules formes plen, clau. Le castillan et le portugais sont donc au moins aussi proches sur ce point du basque que ne l'est le gascon, sans qu'on puisse expliquer cette évolution par un substrat basque (difficilement pour le castillan, à exclure pour le portugais).
- Le phonème [v] n’existe ni en basque ni en gascon, mais il n’existe pas davantage en languedocien et en haut-auvergnat, ni, dans les langues ibéro-romanes, en aragonais, en castillan et en catalan. On le rencontre par contre en portugais. Par contre, le basque ne connaît pas la réalisation [w] des mots du latin parlé contenant un [β].
- Le l final ne se vocalise pas en basque. Il n’y a pas de mots en l final dans le lexique basque que cette langue ait emprunté au latin, mais on le constate pour les mots qui viennent du proto-basque: ahal "pouvoir" < *anal. Cette vocalisation du l final n’a lieu, d’ailleurs, dans aucune langue ibéro-romane.
Que conclure de cette comparaison entre quelques points de l’évolution phonétique qui mène du latin au gascon, et celle qui va du latin (mais aussi du proto-basque) au basque? Ce sont plus d'une fois les mêmes phonèmes, ou groupes de phonèmes, qui sont concernés, mais on constate chaque fois que des évolutions identiques ou analogues se rencontrent dans des langues ibéro-romanes. Ainsi, dans le premier cas (évolutions identiques), le troisième point concerne-t-il également le castillan, le quatrième point le castillan et le cinquième le catalan et le castillan; pour le second cas (évolutions analogues), le premier point rapproche le gascon du castillan davantage que du basque, le second point concerne à la fois le gascon, le basque, le castillan, le catalan et le portugais, et le septième point rapproche davantage le basque du castillan et du portugais que du gascon. Quant au sixième point (inexistence du [v]), il concerne à la fois le basque, le castillan, partiellement le catalan, l’aragonais, le gascon, le languedocien et le haut-auvergnat.
Datation des particularités phonétiques du gascon et substrat proto-basque
L'ancienneté des particularités phonétiques du gascon
Dans un article qui a fait du bruit dans le petit monde des études gasconnes (8),
(1) Il faut toutefois avoir présent à l’esprit que Martin-Dietrich Glessgen, qui est l’une des plus hautes autorités de la linguistique romane actuelle, rappelle que "cette théorie suppose une forte régionalisation du latin parlé par contacts linguistiques" et estime qu’il est "possible que les substrats aient eu une action sur la régionalisation du latin [et partant sur la physionomie des langues romanes qui en sont issues], mais une telle supposition reste hypothétique et peu probable" (Linguistique romane, Paris, Armand Colin, 2007, p. 312).
(2) Il nous l’apprend dès les premières phrases de la Guerre des Gaules.
(3) Il convient de signaler que l'évolution phonétique qui mène de ces emprunts latins aux mots basques actuels se retrouve dans les mots basques ne remontant pas à un étymon latin: autrement dit, le proto-basque, tel qu'il a été reconstitué par les savants d'outre-Bidassoa, comportait des n intervocaliques, par exemple, et ce n'est que lors du passage du proto-basque au basque proprement dit que ces n sont tombés.
(4)les langues ibéro-romanes: l'aragonais, l'asturien, le castillan et le portugais-galicien, voire le catalan si on ne reconnaît pas l'existence d'un groupe occitano-roman.
(5) C’est par l’influence du gascon que l’on peut expliquer une forme comme auher, forme souletine de alfer / alper "paresseux". On sait que le souletin est un dialecte basque très influencé par le gascon.
(6) dans un compte-rendu du livre de Gehrard Rolhfs, Le gascon, publié dans Bulletin hispanique, tome 39, n°1, 1937, p. 83.
(7) Le symbole N représente un 'n fort.
(8) Notes sur l'âge du (proto)gascon, in Revue des langues romanes, 2002.